L'épopée s'est alors terminée en 1977 et Borha II fut à son tour désarmée.
BORHA I fut coulée en 1970 au large du Planier, bien avant que je pose mon sac à bord, mais j'ai beaucoup fréquenté BORHA II comme bon nombre de mes collègues. Nous en gardons tous un souvenir ému : les embarquements étaient presque toujours "folkloriques", et il fallait choisir la bonne fenêtre météo … avant de se retrouver à penduler au bout d'un fil censé nous amener à bon port sur ce lieu de délices ; "attention la tête" au passage de la passerelle ! Le séjour à bord de ces engins était lui aussi très particulier : nous connaissions tous fort bien la vie à bord des navires : ça remue, mais ça se déplace, ça peut fuir le mauvais temps et se mettre à l'abri ; rien de tout cela par contre à bord des bouées : les mouvements, quoique surprenants, étaient plus discrets, mais nous nous sentions très exposés et totalement désarmés devant le mauvais temps ; lors des gros coups de mistral d'hiver, des vagues atteignant presque le niveau de la zone habitable venaient s'écraser sur nous, provoquant des chocs terribles suivis d'une vibration impressionnante de la structure ; nous nous attendions quelquefois à la voir se disloquer ! Les choses étaient différentes l'été, par beau temps ; la nuit, nous pêchions de superbes calmars, quelques poissons pilotes (ceux-là même qui guident les requins) - nous les appelions les "Dalton",- et nous avons aussi entendu plusieurs fois une étrange musique, celle provoquée par une baleine venant se frotter sur le fût de la bouée, probablement pour éliminer quelques parasites. Impressionnant, en pleine nuit, de penser qu'un rorqual de 20 ou 30 mètres nous chatouillait à quelques dizaines de mètres de profondeur !
En France, Cousteau lança le concept de la " bouée laboratoire ", engin, comme "Flip", basé sur le principe du bouchon, mais ancré sur le fond à une position bien connue : c'est ainsi que naquit la première bouée laboratoire, d'abord mouillée à mi-chemin entre St Tropez et Calvi, puis sur la position 42N, 5E, site de formation des eaux profondes méditerranéennes – BORHA I.
Cet engin était habité en permanence : un homme d'équipage (marin, diéseliste, cuisinier, etc...) assurait le bon fonctionnement des installations tandis que trois ou quatre "scientifiques" se chargeaient des mesures en tous genres. Cette bouée étant devenue trop dangereuse à fréquenter, elle fut remplacée par BORHA II, construite et mise en oeuvre par le "CNEXO", organisme qui devint "IFREMER" par la suite.
On s'aperçut alors très vite que ce concept, bien que très séduisant, était encore totalement insuffisant : il aurait fallu implanter plusieurs de ces bouées, elles-même entourées de quelques mouillages "satellites" ; le problème du financement se posait alors à nouveau et les réflexions allaient bon train quand sont apparus : le microprocesseur, les ordinateurs personnels, les bouées dérivantes, l'océanographie spatiale et sa kyrielle de satellites … mais tout ceci est une autre histoire !
Nos collègues américains construisirent un étrange navire, "FLIP", navigant "à l'horizontale" en temps normal, et pouvant se redresser sous l'action d'un jeu de ballast, poupe immergée et proue dressée vers le ciel, suivant le principe de la perche de "Froude"qui reste insensible aux mouvements verticaux et qui permet donc une mesure de la houle - c'est aussi le principe du bouchon de pêcheur . Ce système permettait des observations lors de la dérive du navire en s'affranchissant du roulis et du tangage, tout en conservant une liberté de déplacement et de manoeuvre. J'ai visité cette chose bizarre à San Diego : imaginez par exemple le carré, avec des tables et des banquettes bien sûr fixées au sol, mais avec leur doubles fixés à une des cloisons verticales de façon à être utilisées lors des basculements ! On retrouve là quelques sensations dignes de certaines attractions foraines.
Si l'on savait depuis fort longtemps que la surface de la mer était parcourue par des courants marins - plus ou moins bien connus, on s'est imaginé jusqu'au début du 20ème siècle qu'en profondeur, la répartition des températures était uniforme et sans surprise : 4° au fond des mers ! C'était oublier que la mer était salée, et que la densité de l'eau de mer dépend bien sûr de la température, mais aussi de la quantité de sel qu'elle contient – paramètre très variable ! Ce n'est qu'au début du 20ème siècle que les idées ont commencé à évoluer, surtout grâce au démarrage de la météorologie régie par un certain nombre de principes généraux que l'on retrouve aussi en océanographie physique : on s'apercevait peu à peu que la belle homogénéité des couches profondes n'était qu'une douce illusion !
1957-1958 – année géophysique internationale.
On peut considérer que cette année-là vit la naissance de l'océanographie globale : les Etats-Unis, le Royaume Uni, la Norvège, la France, l'Allemagne, l'Italie, et bien d'autres, unirent leurs moyens pour se livrer à une exploration quasi complète des mers et des océans : physique, chimie, géologie, biologie. Notons par ailleurs que la théorie de la dérive des plaques est née au cours de cette année. On vit alors apparaître une belle variabilité spatiale des paramètres océaniques, avec une finesse de résolution qui dépendait évidemment du maillage des observations : les navires effectuaient des stations distantes de 10 à 20 milles.
Mais la nature est ainsi faite que, dès que l'on semble avoir résolu un problème, un autre survient aussitôt : c'est ainsi que l'on s'aperçut bien vite qu'à cette variabilité spatiale s'ajoutait une variabilité temporelle autrement ardue à résoudre. Il aurait fallu faire les mesures simultanément partout de façon à ne pas contrarier Monsieur Nyquist, et répéter périodiquement, c'est à dire très souvent, les mesures au même point !!! Ceci était tout bonnement impossible en utilisant les moyens de l'époque, c'est à dire un navire se déplaçant à 12-13 noeuds sur la mer jolie et s'arrêtant de temps en temps pendant quelques heures pour effectuer ses mesures.
C'est alors que la communauté internationale se mit à réfléchir à l'implantation d'un réseau suffisamment dense de moyens d'observation pour pouvoir appréhender cette variabilité.